France 2 traite les écologistes en dangereux criminels

“L’œil du 20 h” nimbe de mystère et de suspicion la désobéissance civile

Loris Guémart , 24 novembre 2023, lecture : 09 m 01

Un reportage de la rubrique “Enquête” du journal de 20 h de France 2, consacré aux “militants écologistes qui se radicalisent”, a soulevé de vives critiques de Dernière rénovation, l’un des collectifs de désobéissance civile concernés. Mais aussi de la part de deux associations consacrées au traitement médiatique des enjeux climatiques : elles dénoncent un reportage à charge, qui utilise les artifices de l’enquête audiovisuelle en milieu trouble sans raison valable.

“Un cas d’école de journalisme de préfecture parfaitement aligné avec le récit gouvernemental.” Sévère, l’analyse provient du chargé des relations presse du collectif écologiste Dernière rénovation. “On sent bien la volonté éditoriale de faire peur / criminaliser nos mouvements… et on regrette que tant de médias jouent ainsi le jeu du pouvoir en place, contre l’intérêt général”, a commenté pour sa part l’une des branches françaises d’un autre collectif écologiste, Extinction rebellion. Les deux collectifs ont en effet été mis en cause – sans les nommer – dans un reportage de la pastille d’enquête du journal de 20 heures de France 2, L’œil du 20 h, diffusé le 20 novembre. Un reportage titré “Ces écologistes qui se radicalisent” et largement consacré aux collectifs qui mènent des actions de désobéissance civile, souvent illégales, pour sonner les alertes climatique et environnementale. Tels que Dernière rénovation, donc, mais aussi Extinction rebellion ou les Soulèvements de la Terre. Qu’en est-il ?

Le reportage relaie la vision du ministre de l’Intérieur

"Il y a une dizaine de jours, le Conseil d’État annulait la dissolution d’un mouvement écologiste, les Soulèvements de la Terre. Le ministre de l’Intérieur les avait fait interdire pour, disait-il, «éviter des troubles graves à l’ordre public»", annonce Anne-Sophie Lapix, la présentatrice du 20 heures. L’on pourrait alors imaginer que le journal télévisé, qui avait traité la suspension de cette dissolution en août, va alors revenir sur cette décision de justice. Par exemple pour signaler – comme en août – que le Conseil d’État a estimé que les Soulèvements de la Terre n’incitaient pas, ni explicitement ni implicitement, “à des agissements violents de nature à troubler gravement l’ordre public”. Si le collectif est bien auteur de "provocations à des agissements violents à l’encontre des biens, analyse le Conseil d’Étataucune provocation à la violence contre les personnes ne peut être imputée aux Soulèvements de la Terre". Alors, sa dissolution “ne constituait pas une mesure adaptée, nécessaire et proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public”

Mais ce n’est pas du tout l’objet de ce reportage. *"*L’œil du 20 h a enquêté sur ces mouvements écologistes radicaux : qui sont leurs partisans, jusqu’où sont-ils prêts à aller ?", conclut en effet Anne-Sophie Lapix en plateau. L’introduction du reportage lui-même suit la même trame, c’est-à-dire le point de vue du ministre de l’Intérieur… et rien d’autre. "Le ministre de l’Intérieur les désigne comme une nouvelle menace : «Cela relève de l’écoterrorisme.» Un mouvement qualifié de violent par les autorités. Qui sont ces nouveaux militants du climat ? Quelles sont leurs motivations et surtout, jusqu’où sont-ils prêts à aller ?" D’autres passages sont à l’avenant, par exemple : “Il y a 3 000 fichés S au sein de l’ultragauche, avec parmi eux, des militants écologistes. Mais aussi des groupes antifascistes, qui se sont greffés aux manifestations. Des lieux de tension comme Sainte-Soline, le ministère de l’Intérieur en a identifié 42 sur le territoire.” Un nombre donné par Gérald Darmanin lui-même face aux parlementaires en avril. Il précisait alors que seuls 17 étaient comparables à Sainte-Soline car “susceptibles d’entraîner une radicalisation” vu du ministère, précision absente de L’œil du 20 h. Qui préfère finir par : “Selon nos informations, en 2023, plus de 50 militants écologistes ont été condamnées par la justice française.”

Abus de floutage et de caméras cachées ?

Outres ces passages relayant sans contradiction le point de vue ministériel, L’œil du 20 h nous emmène au sein de la manifestation niortaise ayant accompagné le procès de militants jugés suite à la manifestation de Sainte-Soline. Il nous montre l’interview de Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines, non merci. Il est le seul militant écologiste dont le visage n’est pas flouté dans le reportage. Une manifestante de Niort estimant la violence “nécessaire dans un monde violent” ? Floutée. La page Instagram (donc publique) d’un collectif écologiste ayant pignon sur rue ? Flouté. Une réunion à Paris, présentée comme la première étape pour “intégrer l’une de ces organisations” alors qu’elle est publique et annoncée en amont ? Floutée et en “caméra cachée”, est-il précisé à l’image. Le même traitement est ensuite appliqué à une autre réunion publique sur la désobéissance civile à Marseille. Le reportage se conclut sur l’interview d’un “ancien responsable militant” à la voix modifiée – il y raconte le risque d’épuisement pour les jeunes militants en affirmant que le sujet serait caché par ces collectifs. L’ensemble est accompagné d’un fond sonore angoissant.

Cet Œil du 20 h respecte donc jusqu’au bout les codes de la pastille du journal télévisé de France 2, ceux du reportage d’investigation contemporain lorsqu’il faut s’introduire dans un milieu soit inaccessible aux journalistes, soit dangereux pour les caméras. À une exception près : France 2 ne fait pas s’exprimer les collectifs ici mis en cause, ni ne précise s’ils ont été sollicités pour le faire – aucun n’est nommé, mais ils sont facilement identifiables dans le reportage. On retrouve notamment Extinction rebellion, organisateur de la réunion militante marseillaise sur la désobéissance civile. "Nos formations sont publiques, on communique dessus sur les réseaux sociaux et on a déjà fait des réunions sur la désobéissance civile avec des journalistes présents, témoigne auprès d’ASI Marius, un formateur en désobéissance civile pour ANV Cop 21 (qui coorganise une partie de ces réunions marseillaises avec Extinction rebellion). L’approche en mode «caméra cachée», comme si on infiltrait une mafia, a un côté inquiétant pour un événement ouvert, où tout le monde peut venir."

Dans le reportage, on retrouve également Dernière rénovation, collectif concerné par la réunion à l’Académie du climat de la mairie de Paris : France 2 cite un militant déclarant notamment “il faut enfreindre la loi, parfois, pour faire surgir des lois légitimes”. La chaîne s’étonne aussi que soit présente une militante ayant écopé de prison avec sursis suite à une action, et que soit applaudie une autre sortie d’une garde à vue de quelques heures (après avoir jeté de la peinture orange place Beauvau, ne précise pas le reportage). Mais la militante applaudie n’est pas “juste” sortie de garde à vue. “C’est dommage parce que […] c’est l’une de nos porte-parole, elle aurait pu parler à France 2”, s’exclame auprès d’ASI Nicolas Turcev, le chargé des relations presse de Dernière rénovation – et journaliste “en pause”. Il assure ne pas avoir été sollicité par France 2 alors que la rédaction a son contact.

“L’extrait capté, ce sont des propos qu’on assume par ailleurs, et qu’on peut dire à n’importe quel journaliste sur un plateau à visage découvert”, s’étonne aussi Nicolas Turcev. Par exemple sur celui d’Arrêt sur images en juin 2022. "Il y a un recours au dispositif (du journalisme d’investigation, ndlr) juste pour donner une tonalité anxiogène au reportage, qui n’en avait pas besoin puisqu’on est disponibles et qu’on parle à visage découvert, poursuit-il. Comme lors de nos actions d’ailleurs, c’est quelque chose d’assumé de notre part !" Il fait aussi remarquer que cette “grammaire visuelle” et ces “visages floutés” de manière systématique “empêchent le spectateur de s’identifier” à ces militant·es, qui sont “peu humanisées alors que ce sont des personnes à l’engagement très réfléchi, politique, citoyen”

Dénoncer un biais anti-police plutôt que questionner la répression

Les méthodes d’enquête très présentes à l’image n’étaient-elles cependant pas nécessaires afin de montrer que si “officiellement, tous [les collectifs écologistes] revendiquent la non-violence”, en réalité, celle-ci traverse ces mouvements, comme l’affirme le ministère de l’Intérieur ? “Je ne suis pas sûr que le reportage fasse la preuve que la non-violence est un artifice : il a juste deux personnes croisées, floutées, qui disent qu’elles soutiennent les personnes qui vont au contact” des gendarmes et policiers, répond Nicolas Turcev. "Ça me semble assez limité comme représentations de tout un mouvement écologiste, […] faible pour faire planer le doute sur la non-violence revendiquée du mouvement écologiste, estime-t-il. C’est en créant ce flou que le politique parvient à justifier cette répression, ils prennent une frange qu’ils vont généraliser à toute une contestation citoyenne."

Le reportage ne se contente pas de créer inutilement du mystère et de déshumaniser des militant·es n’ayant aucun problème à s’exprimer à visage découvert. Allant jusqu’au bout de sa perspective policière, il met en avant “un mot d’ordre, la prudence”, manifestée par exemple avec le “recours à des messageries cryptées” : à l’image, on voit les groupes de discussion locaux d’Extinction rebellion, ainsi que la page web du collectif expliquant comment rejoindre ces équivalents de groupes WhatsApp. Lors de la réunion marseillaise sur la désobéissance civile proposant “des conseils concrets en cas d’interpellation pour éviter la condamnation”, la voix off annonce que “les formateurs annoncent clairement leur défiance à l’égard des policiers” - comme si c’était un problème. Les intervenants de la réunion recommandent en effet de ne pas prendre son téléphone portable sur soi lors d’une action de désobéissance civile, afin qu’il ne puisse être fouillé par la police. Ou de refuser de s’exprimer en garde à vue… un droit dont l’usage est chaudement recommandé par la plupart des avocats pénalistes français

Les associations d’examen climatique des médias protestent

Les collectifs Dernière rénovation et Extinction rebellion n’ont pas été les seules organisations écologistes à critiquer France 2. C’est en effet aussi le cas des deux associations fondées pour examiner la couverture médiatique des enjeux climatiques Climat médias et QuotaClimat. D’autant plus qu’elles avaient déjà identifié et critiqué, le week-end précédent, d’autres reportages des journaux de France 2 leur posant problème. Tels ceux sur l’enthousiasme des Français envers les promotions du “black friday”, mais sans questionner la surconsommation induite. “À l’aide de procédés de montage anxiogènes, montrant des réseaux sociaux obscurcis, faisant parler des militants en caméra cachée, illustrant des pratiques de type pseudonymisation ou affiliant les messages envoyés par certains militants à des pratiques sectaires, le reportage est clairement à charge”, a posté QuotaClimat. “Qui sont les nouveaux militants du climat (classe socio-éco, géographique, etc.) ? Votre «enquête» n’en dit rien. Pourquoi certains de ces militants agissent ainsi ? On ne le saura pas. Dans quel contexte ces actions prennent-elles place ? Vous ne le rappelez pas”, s’est émue Climat médias

Les deux associations ont des contacts avec la rédaction de France 2 depuis qu’elles se sont créées pour faire évoluer la couverture du climat des grands médias. Joint par ASI, le fondateur de Climat médias Raphaël Demonchy fait part de sa “surprise” alors que “France 2 et France Télévisions en général font un énorme travail en profondeur” pour tenir compte des enjeux climatiques. Mais aussi de sa “colère”, parce que le reportage “ne répond pas aux questions posées” dans l’introduction mais “cultive une image de mystère” tout du long. "Toutes ces structures qui proposent de passer par la désobéissance civile ne sont pas clandestines, cachées, et au contraire ont toujours revendiqué ces modes d’action publics, commente-t-il aussi. C’est le principe même de la désobéissance civile."

Sans compter que cet Œil du 20 h fait preuve d’une “mise en scène très léchée et travaillée”, donc de moyens. Alors même que lors d’échanges passés avec la chaîne, “on nous dit qu’un sujet sur le climat c’est compliqué à faire parce qu’il faut de la pédagogie et des moyens”, fait remarquer enfin Raphaël Demonchy. “Tout ça est du temps perdu par les reporters, qui auraient pu passer du temps sur d’autres reportages.” Du côté de QuotaClimat, "France Télévisions a pris des engagements environnementaux, notamment par rapport aux contenus, et pour nous, ces contenus-là vont clairement à l’encontre de leurs engagements", rappelle sa cofondatrice Eva Morel. “Le principe de l’autorégulation, c’est que quand on s’engage à certains principes, on les respecte.” 

Sollicitée par ASI*, la principale autrice du reportage Lorraine Poupon n’a pas répondu. La direction de l’information de France Télévisions n’a pas souhaité commenter.*

Mises à jour : 24 novembre 2023Modification du pied de l’article, la direction de la communication de l’information et des sports ayant joint “ASI” après publication pour indiquer que France Télévisions ne souhaitait pas commenter.